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entre les pages : lectures de vadrouille

Août 14, 2017 | Lectures | 0 commentaires

14 août, quel drôle de jour pour une rentrée ! Premiers pas sur la piste avec un nouveau groupe d’étudiant.e.s A1 ce matin et voilà que hop, déjà, on a demain pour souffler (et j’avoue tout, pour finir de défaire ses sacs de vadrouille) — et elleux, pour respirer après quatre premières heures bien intenses, pas les plus faciles quand on débute dans la langue !

Qui dit rentrée dit reprise des mots ici, aussi. Toujours envie d’un peu plus de régularité, tout en sachant que ce ne sera sans doute toujours pas possible ! Je me suis retrouvée hier à 20h47 à chercher désespérément le mot de passe me permettant d’accéder au manuel numérique sur lequel je m’appuie pour donner cours, ce qui a permis de me rassurer : la vadrouille ne semble pas m’avoir trop transformée. Pas de bonnes résolutions impossibles à tenir, donc, mais l’enthousiasme renouvelé ! C’est déjà pas mal, non ?

*

Un de mes petits bonheurs de voyage, parmi mille autres, c’est de faire confiance à la route pour m’apporter son lot de lectures : ça allège mon sac, et ça m’évite d’avoir à réfléchir à quoi emporter avec moi, ce qui allège aussi mon esprit ! Six semaines ailleurs en six romans : peut-être plus de régularité qu’il n’aurait semblé, finalement ?!

Immortelle randonnée, Jean-Christophe Rufin

Bon, pour celui-ci, j’ai un peu triché : il m’est tombé dessus quelques jours avant que je ne parte en voyage, je l’ai intercepté alors qu’une collègue le rendait à une autre. C’est bien les seuls mots qui ont réussi à m’accrocher au mois de juin. Ils m’ont lancée avec bonheur dans l’été en me donnant terriblement envie de boucler mon sac à dos, de marcher, de monter ma tente, bref, de prendre la route… Rufin y raconte son Compostelle sous forme de courtes chroniques et de souvenirs du chemin. Il y dit l’ambivalence de l’aventure, les sourires et les coups durs.

Mes émois de pèlerin novice étaient puissants. J’avais envie de chanter. Il me semblait que, d’ici peu, j’allais traverser la forêt de Brocéliande, croiser des chevaliers, des monastères en pierre. Inutile de préciser que je m’exalte vite. Le seul moyen dont je dispose pour apaiser ces ardeurs d’imagination est d’inventer des histoires et d’écrire ds romans. Sans le savoir, j’avais découvert un nouveau remède à mes enthousiasmes, en m’élançant vers Saint-Jacques. Car le Chemin est plein de contrastes et douche régulièrement les élans d’imagination. Il se charge de mettre, si j’ose dire, le pèlerin au pas. En effet, la nature où j’avais cru être plongé n’était qu’une fausse alerte, une mise en bouche. Très vite revinrent les murs en parpaing, les potagers misérables, les tinettes de jardin, les chiens schizophrènes, entravés par des chaînes mais dressés à se mettre en furie dès qu’un passant approche.

Le pays de l’absence, Christine Orban

J’ai repéré Le pays de l’absence chez mon amie K., c’est son titre qui m’a interpelée. Roman (récit ?) d’une relation mère-fille, ou plutôt, fille-mère. La première y raconte sa mère qui petit à petit vieillit et perd la tête : reste-t-il le temps de la conversation qu’elle voudrait avoir avec elle ? Spoiler : non. Un texte qui fait réfléchir sur les liens et la parole.

J’ai mis longtemps à ne plus me battre, à ne plus la reprendre quand elle se trompe, quand elle déforme les noms, quand elle invente, j’ai mis longtemps à dire : « Tu as raison », à dire : « Oui, maman. » Peut-être lui avais-je tenu tête parce que je n’avais jamais été légère.
J’aurais voulu être une enfant ; juste un peu, juste pour voir. Je voulais le devenir à vingt ans, à trente ans, puis à quarante et encore il n’y a pas si longtemps.
Comment renoncer ? Comment m’avouer : « Ce n’est ni ton destin, ni ton histoire d’être une enfant qui s’appuie sur ses parents, qui se réfugie dans une chambre pleine de souvenirs et de jouets… »
J’ai mis longtemps à abandonner.
Longtemps, à cesser de revendiquer ma part.

Jeanne, Jeanne, Jeanne, Emmanuel Adely

Également emprunté à K., c’est à nouveau le titre que j’aime bien et le nom qui me dit vaguement quelque chose. Puis ça me revient, Adely est l’auteur de Je paie, un livre-liste de 780 (!) pages dans lequel il raconte ce qu’il achète jour après jour pendant dix ans (il y mêle aussi des annotations sur ce qui se passe dans le monde à ce moment-là). C’est Philippe Guerry, lors d’un chouette atelier sur l’écriture du quotidien pendant le superbe festival Vibrations poétiques à La Rochelle, qui avait vanté les mérites de ce bouquin. Moi, pour le coup, je préfère vous encourager à aller lire Philippe Guerry et ses petits bonheurs portatifs plutôt qu’Emmanuel Adely, mais c’est tout personnel. J’ai trouvé que le texte s’essoufflait — et vu la longueur des phrases, ce n’est peut-être pas étonnant (même si Laurent Mauvignier s’en sort à merveille pour les phrases longues qui transportent, si vous voulez mon avis). Le narrateur a demandé à un détective privé de retrouver la trace de sa mère biologique…

L’ironie voudra ça que je ne la retrouve que lorsque cela n’aura plus d’importance, bien sûr, quand ma vie sera assez claire pour se passer d’elle alors elle apparaîtra mais simplement quand je n’aurai plus besoin d’elle, dis-je à Natcha au téléphone. Cela serait la logique dis-je à Natcha au téléphone. Qu’elle n’apparaisse que parce que je n’ai plus besoin de la voir apparaître. Qu’elle soit face à moi parce que je n’ai plus besoin qu’elle soit face à moi. Bien sûr, dis-je à Natcha au téléphone, je sais ça. Mais je ne vis pas ça. Maintenant que la recherche est lancée je suis dans un immobilisme total, une paralysie totale, je ne peux pas bouger dis-je à Natcha au téléphone, je ne peux rien faire, je ne sais plus rien faire.

L’enfant qui, Jeanne Benameur

Troisième roman d’affilée qui parle de famille, on va finir par croire que ça m’obsède.

J’en ai déjà parlé, j’adore l’écriture de Jeanne Benameur, et ce sont de douces amies poètes qui m’ont, un beau jour de juillet, mis l’ouvrage dédicacé entre les mains (merci !). J’aime la poésie des mots simples, ce que ça vient chercher en moi. J’aime L’enfant qui, et cet enfant qui… grandit, même si je reste avec un petit goût d’inachevé.

Le chien, auprès de toi, marche. Ce chien, personne d’autre que toi ne le voit. Mais tu ne le sais pas. Je me rassure de sa présence auprès de toi. Il est fort et sent ce que tu ne vois pas. Tu peux poursuivre ta route. Ton vêtement de laine pend toujours d’un côté, « tu boutonnes le lundi avec le mardi » dit ta grand-mère. Tu ne comprends pas bien ce que ça veut dire. C’est juste que les jours ne savent plus comment se suivre. Tu es un enfant qui penche. Le chien rétablit l’équilibre.
Parfois tu es traversé par une poussée de joie. Tu ignores comment ça vient. C’est l’alouette du matin qui trouve en toi son sol vertical. Des pieds jusqu’à la tête et bien plus haut que ta tête, un élan farouche te soulève. La joie n’a aucune raison. Elle te porte. Et tu avances.

Le complexe d’Eden Bellwether, Benjamin Wood

Alors que j’étais sur les routes à vélo avec seulement le très court livre de Jeanne Benameur dans ma sacoche, je me demandais ce que j’allais bien pouvoir me mettre sous la dent lors des longues pauses de midi suivantes si la canicule continuait à sévir… Allais-je me retrouver… sans rien ?!

Quand tout à coup, au détour d’une rue d’un énième minuscule village traversé… Une boîte à livres !! Avec plein de choix dedans !! J’ai pris le plus épais (la peur de manquer, tout ça…), mais aussi parce que les livres des éditions Zulma sont, trouvé-je, très beaux, et qu’on n’a jamais trop de beau dans sa vie (même si, quand on traverse le Forez en pédalant, on a déjà atteint un sacré quota !).

Ça parle de musique baroque, de limites entre la manipulation consciente et la folie, de liens familiaux (ben quoi ?), ça plonge dans une ambiance délicieusement anglaise, et ça entretient un certain suspens, qui fait que j’ai tourné les pages à toute allure, même si je ne sais pas s’il m’en restera grand-chose — quelques yeux levés au ciel pour les clichés, mais je garde ce joli passage sur les creux que remplit la langue :

La nuit était étrangement chaude et les rues encore mouillées de pluie. Ils passèrent par Parker’s Piece, s’écartant du sentier pour couper à travers la pelouse. Il y avait une ligne boueuse dans le gazon, tracée par tous ceux qui avaient emprunté ce raccourci avant eux. Une ligne de désir. C’était le Dr Paulsen qui lui avait appris cette expression en lui faisant remarquer les ornières creusées par les fauteuils roulants dans le jardin de Cedarbrook l’année précédente.
L’expression eu l’air de plaire à Iris. “Eden dit que notre langue n’est pas romantique, mais il se trompe. Nous avons tant de mots magnifiques pour des choses ordinaires.” Elle respira l’air frais à pleins poumons, en contemplant le parc. “Si je devais choisir le mot que je préfère dans notre langue… en fait, ce que j’aime le plus au monde… tu sais ce que ce serait ?
- Non, quoi ?
- Petrichor. Le mot qui désigne l’odeur de la terre après la pluie.”

La ferme africaine, Karen Blixen

J’ai enfin choisi La ferme africaine dans la bibliothèque de mes grands-parents (ou devrais-je plutôt dire, dans l’une des bibliothèques de mes grands-parents (une bibliothèque par pièce : je dis oui !)), parce qu’on m’en avait déjà parlé à plusieurs reprises, et que rien de tel pour prolonger le voyage… Karen Blixen y fait le récit des années qu’elle a passées dans une ferme au Kenya : paysages, quiproquos culturels, fêtes, rapport avec les “indigènes”… Le texte date de 1937 et m’a paru bien daté à certains moments (dans les formulations colonialistes, les généralisations, etc.). Il est néanmoins — je crois — un bel hommage à la région. Et c’est bon de la lire, elle, sacré bout de femme !

Quand je passe en revue ces derniers mois d’Afrique, il me semble que les choses inanimées avaient compris bien avant moi notre séparation.
Les montagnes, la forêt, la plaine, le fleuve, le vent, tous comprenaient que nous devions bientôt nous séparer.
Dès l’instant où je commençais à composer avec le Destin, dès que les négociations pour vendre la ferme furent entamées, j’eus l’impression que tout le paysage changeait.
Jusque-là j’en avais fait partie, la sécheresse avait été une maladie de mon sang et la première floraison de la plaine, une parure nouvelle pour moi.
Le paysage se retirait pour me considérer et pour m’apparaître à moi comme un tout.
Les montagnes agissent ainsi pendant les dernières semaines qui précèdent les pluies. Le soir, quand on les regarde, elles se mettent brusquement en mouvement et se révèlent telles qu’elles sont.
Elles deviennent alors si accessibles, si claires et si vivantes, qu’elles semblent s’offrir à nous avec tout ce qui leur appartient : pour un peu on aurait cru pouvoir, depuis la maison, se promener sans effort dans leurs grandes taches vertes.
Il semblait que si une antilope traversait l’éboulis avec cette lumière, je verrais briller ses yeux, se dresser sa tête. Si un oiseau se posait sur une branche, je l’entendrais chanter.
Quand, en mars, les montagnes se révèlent ainsi, c’est signe de pluie. Maintenant, c’était signe que nous allions nous séparer.

J’ai terminé La ferme africaine dans le dernier des trains qui me ramenait à la maison, bon timing ! Au programme des prochaines semaines : beaucoup d’albums jeunesse puisque je rejoins le festival Lire dans les parcs dès jeudi, et des romans, cette fois à piocher dans les stocks en toute conscience !

Et vous, de belles découvertes cet été ?